LE RIRE ?

texte Ina Chong

illustration Albert Florent

Rire... tout haut, tout bas, aux éclats, avec ou de quelqu'un. On s'y met, on s'y prend, on donne envie. On ne peut s'en empêcher, s'arrêter. Il peut être gras, de mauvais goût, de bon coeur, distingué ou encore assassin. S'il revêt autant de couleurs et de nuances et épouse les infinies variations de l'être, c'est bien parce que le rire est le propre de l'homme.

Que signifie le rire ? Qu’y a-t-il au fond du risible ? Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scène de fine comédie ? Quelle distillation nous donnera l’essence, toujours la même, à laquelle tant de produits divers empruntent ou leur indiscrète odeur ou leur parfum délicat ? » C’est avec ces lignes qu’Henri Bergson débute, en 1900, Le Rire, seul ouvrage philosophique exclusivement consacré à ce sujet. Pour lui, il découle d’une disposition de l’esprit qui attribue un caractère comique aux choses. Cette capacité d’interprétation en fait une spécificité humaine et devient donc un enjeu philosophique. Toutefois, si le rire est une expression universelle, son origine nous échappe, car il est lié à une représentation du réel. L’analyser conduit à examiner le rapport de l’être humain au monde. « Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont attaqués à ce petit problème, qui toujours se dérobe sous l’effort, glisse, s’échappe, se redresse, impertinent défi jeté à la spéculation philosophique », continue Bergson. La position des philosophes par rapport au rire n’est pas des plus évidentes car il implique le corps et l’esprit, le haut et le bas, et sous-entend un abandon de soi qui n’est pas de l’ordre de la connaissance. 

Albert Florent

Historiquement, la philosophie rend davantage compte d’un triomphe du sérieux et de la mélancolie plutôt que de celui du rire. Au Moyen Âge, il se voit même condamné après qu’il a été conclu que « Jésus ne riait pas ». Heureusement, il se fait humaniste, énorme et puissant, sous la plume de François Rabelais, qui rappelle, dès la Renaissance, dans l’avant-propos de Gargantua, que : « Mieux est de rire que de larmes écrire, pour ce que rire est le propre de l’homme. »

Le comique est l’art qui « permet au dégoût de l’absurde de se décharger. »

D’après le dictionnaire (CNRTL), rire « manifeste un état émotionnel, le plus souvent un sentiment de gaieté, par un élargissement de l’ouverture de la bouche accompagné d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes et un léger plissement des yeux ». Le rire est physique et sonore. Il se fait le jaillissement d’une décharge corporelle et émotionnelle. Et parce qu’il constitue une extension singulière de la voix, il est une signature retentissante propre à chacun de nous. Il n’existe donc pas un rire mais des rires. Il peut être l’expression d’une jubilation face à ce qui est. Il suffit de convoquer celui des enfants, fou, spontané et communicatif. Il témoigne de la capacité humaine à se réjouir de l’existence. Nicolas Go, philosophe contemporain de la joie, y voit une véritable posture face au monde. On choisit de rire plutôt que de pleurer. Pourtant, de Platon à Hobbes, en passant par Baudelaire, nombreux sont ceux qui lui ont reproché son caractère délétère, manifestation de l’orgueil, du mépris et de la méchanceté humaine. C’est le rire distanciateur et proprement critique. Chez le philosophe roumain pessimiste Emil Cioran, il côtoie les larmes et le pire. Le sourire se fait assassin et le rire, meurtrier. Il offre une lucidité permettant d’aller plus loin dans l’appréhension du réel et de ses vicissitudes. Il nous invite à ne prendre au sérieux ni le monde, ni nos malheurs, ni nous-mêmes. Face aux contingences de la vie, il pose alors la question existentielle de son absurdité. Dans La Naissance de la tragédie, publié en 1872, Friedrich Nietzsche définit déjà le comique comme l’art qui « permet au dégoût de l’absurde de se décharger ». Le rire est ce qui nous délivre momentanément des contraintes de la nécessité, de l’utilitarisme et du pragmatisme. Là se trouve son caractère transgressif et émancipateur. 

Pour Nietzsche, le rire est certes destructeur mais il est aussi libérateur et créateur. Tout au long de son œuvre, il évolue, se bat et se débat pour finir en sourire. Pas celui de la discrétion ou de la bienséance mais celui, philosophique, de l’apaisement et de la sagesse. « Plus l’esprit se fait joyeux et sûr, plus l’homme perd l’habitude du rire sonore ; en revanche, il lui naît sans discontinuer un sourire spirituel, signe de l’émerveillement qu’il trouve aux innombrables charmes cachés de cette longue existence. » (Le Voyageur et son ombre. Humain, trop humain, Friedrich Nietzsche, 1878)… Nous espérons que vous sourirez en lisant notre Dim Dam Dom !

Cet article est issu du Tome 5

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