L'ART DU MENSONGE

texte Ina Chong

illustration Daniella Ferretti

Voici une chose communément admise : mentir est une action répréhensible. Sauf que nous le faisons tous… Et l'on ne dira pas le contraire à l'ère de la postvérité, qui a fini par banaliser le mensonge, presque le légitimer. Comment expliquer un tel décalage ? Pour cela, faisons l'effort de nous extraire du domaine de la morale pour l'appréhender dans toute sa complexité…

« Il ne faut pas mentir, c’est mal. » Voilà bien un principe universellement rabâché aux enfants dès leur plus jeune âge, dans toutes les langues du monde et à toutes les époques de l’histoire de l’humanité. La religion chrétienne a abondamment nourri l’imaginaire collectif de la condamnation du mensonge et des châtiments réservés à ceux qui le pratiquent. Dans L’Enfer, de Dante Alighieri, le narrateur et Virgile entreprennent le voyage qui les conduit à explorer l’enfer en s’enfonçant dans les neuf cercles qui le composent. Ces cercles sont ordonnés autour d’une hiérarchie des péchés, du moins grave au pire, de la surface de la Terre à ses profondeurs. Les châtiments réservés aux damnés sont proportionnels aux crimes commis selon une idée de la rétribution toute chrétienne. Les menteurs échouent dans les terribles fosses du huitième cercle. Toute l’histoire de l’éthique et de la morale occidentale est marquée par cette condamnation absolue du mensonge en soi. En y consacrant deux monographies – De mendacio et le Contra mendacium –, saint Augustin se trouve à la fondation de ce discours qui a cristallisé notre vision du mensonge, encore en vigueur aujourd’hui: «Mentir, c’est avoir une chose dans l’esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques

Le mensonge révèle une pratique intériorisée et subjectivisée qui se démarque clairement de l’erreur et s’inscrit dans la seule sphère de la volonté humaine, et donc de l’éthique. Il consiste en une contradiction entre opinion et expression. En ce sens, son contraire n’est pas la vérité mais la véracité. Kant rappelle l’importance de cette distinction. En effet, la volonté humaine ne saurait assujettir la vérité. Nous ne pouvons ni la dire ni refuser de la dire. Nous pouvons seulement choisir de partager ou de dissimuler ce que nous pensons. Enfin, dans la définition de saint Augustin, il existe une dimension fondamentalement négative du mensonge, qui viserait à tromper autrui dans le but de lui nuire. Pourtant, ne lui en déplaise, il existe en réalité une grande ambiguïté dans le rapport au mensonge, dans sa pratique et son acceptation. Là encore, en parallèle d’une condamnation de principe, de nombreuses occurrences démontrent des exceptions.

« Le mensonge est un jeu de langage qui doit être appris comme un autre. »


Dans l’Iliade et l’Odyssée, non seulement Ulysse use régulièrement du mensonge jusqu’à l’élever en art, mais il est célébré par la déesse Athéna pour cette aptitude. Elle-même n’est d’ailleurs pas étrangère à cette pratique. Même dans l’Ancien Testament, on découvre des récits de mensonges sans commentaires ni jugements. Par exemple, Jacob ment à son père, Isaac, pour prendre la place de son frère et se fait ensuite bénir et choisir comme héritier. Ainsi peut-on trouver une large typologie du mensonge, et réduire son objectif à une seule volonté de nuire à autrui occulte la diversité et la richesse de son champ d’action. On peut y recourir pour ménager ou protéger autrui, pour tromper son ennui ou encore résister. Dans une perspective extramorale, le philosophe Ludwig Wittgenstein écrivait dans ses Investigations philosophiques : « Le mensonge est un jeu de langage qui doit être appris comme un autre. » Un être qui le fait démontre qu’il est conscient. C’est l’outil puissant de ceux qui maîtrisent l’art du langage. Tous les jours, nous pouvons constater la fonction sociale du mensonge. Formules de politesse et compliments, au-delà de la question de leur sincérité, agissent comme un lubrifiant dans nos relations à autrui. Il est fondamentalement subversif car, en énonçant ce qu’il sait être faux, le menteur met le monde à l’envers et, surtout, il corrompt le langage en l’empêchant d’assurer le lien entre paroles et objets. Mais, face à l’âpreté de la réalité, le mensonge permet une part de fantaisie. On fabrique un autre monde possible modelé par notre imagination, naviguant alors dans une zone grise de ni vrai ni faux.

Cet article est issu du Tome 2

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