Il était une fois les îles, lieux de tous les fantasmes

texte Karen

illustration Sonia

Qu’elles soient désertes, hostiles, paradisiaques, fictives ou réelles, les îles constituent des mondes clos permettant toutes les projections, du fantasme à la désillusion. Ces territoires singuliers qui apparaissent et disparaissent exercent une fascination puissante et nourrissent abondamment l’imaginaire occidental.

Il y a celles où se risquent les aventuriers comme Ulysse, Robinson ou Gulliver. Il y a celles présentées comme paradisiaques par lindustrie touristique à grand renfort deaux turquoise, de sable blanc et de cocotiers. Il y a celles qui sont imaginaires et parfaites comme l’Utopie de omas More ou lAtlantide de Platon. Il y a celles qui font peur et qui abritent des créatures inhu maines et des expérimentations interdites comme celle du docteur Moreau. Il y a celles battues par les vents et la houle, terres dexil de Victor Hugo ou de Napoléon. Certaines, ottantes et sucrées… on les mange Le moins que lon puisse dire est que lîle cristallise un imaginaire collectif riche et dense. Elle est cette «terre isolée de tous côtés par les eaux» (Pierre George, Dictionnaire de la géographie, 1970). Dénition lacunaire au potentiel déjà éminemment poétique. Il existe en réalité une multitude dîles, toutes diérentes dans leurs natures et leurs carac téristiques. «Les géographes disent quil y a deux sortes dîles, écrit Gilles Deleuze dans LÎle déserte. Les îles continentales sont des îles accidentelles, des îles dérivées […], elles survivent à lengloutissement de ce qui les retenait. Les îles océaniques sont des îles originaires, essen tielles […] quelques-unes émergent lentement, quelques-unes aussi disparaissent et reviennent, on na pas le temps de les annexer.»

Jon Koko

« C’est dire à nouveau que l’essence de l’île déserte est imaginaire et non réelle, mythologique et non géo graphique, avance encore Gilles Deleuze. Du même coup son destin est soumis aux conditions humaines qui rendent une mythologie possible. »

Leurs origines sont multiples et variées. Ne reste donc, comme seul point commun, que leur iso lement lié à lencerclement par les eaux de lespace exondé. Les îles deviennent alors le lieu de tous les possibles à travers les arts et surtout la littérature. Leur ambivalence, entre enfer et paradis, est cultivée, et nombreux sont ceux à sessayer à lexpérimentation de ces espaces en tant que topos ctionnel ou philosophique. Platon met en scène son mythe du paradis perdu sur lîle imaginaire de lAtlantide. Dans lOdyssée dHomère, elles ne sont pas un lieu comme un autre. Elles sont celles qui permettent le parcours initiatique entrepris par Ulysse. Autant descales symbolisant tout autant dépreuves pour le héros et son équipage avec, au bout du périple, lespérée Ithaque, lîle du foyer. Les mythes fondateurs grecs sont ancrés dans ces îles multiples et plurielles. Lîle se constitue comme une chimère de la rêverie, des idéaux et des voyages dans laquelle se pro jette lOccident. Elle devient également un riche miroir des modèles sociaux et politiques. « C’est dire à nouveau que l’essence de l’île déserte est imaginaire et non réelle, mythologique et non géo graphique, avance encore Gilles Deleuze. Du même coup son destin est soumis aux conditions humaines qui rendent une mythologie possible. »

Elle se révèle être lespace privilégié pour le développement des grandes utopies. Des récits daventures aux utopies insulaires de omas More ou de Marivaux, du mouvement romantique qui exalte la gure du solitaire dans un environnement mystérieux et hostile au fantasme hédoniste de loisiveté, lîle se modèle au gré des manipulations culturelles et historiques en passant par toutes les variations philosophiques, religieuses et économiques. Sa capacité à inspirer écrivains, poètes et artistes semble inépuisable. «Lélan de lhomme qui lentraîne vers les îles reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes, écrit Gilles Deleuze. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, cest rêver quon se sépare, quon est déjà séparé, loin des continents, quon est seul et perdu – ou bien cest rêver quon repart à zéro, quon recrée, quon recommence. Il y avait des îles dérivées, mais lîle, cest aussi ce vers quoi lon dérive, et il y avait des îles originaires, mais lîle, cest aussi lorigine, lorigine radicale et absolue.» À chacun son île.

Cet article est issu du Tome 3

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